Un bateau, une histoire : le runabout Cavard

 

"Runabout Cavard, 1961" par Daniel Charles, PhD

Extraits du chapitre publié dans le livre "Passion du bateau classique", Editions Van de Velde Maritime

L'imagerie du yachting de "grand style" est résumée par trois aphorismes fondateurs: "Si vous demandez le prix, vous ne pouvez pas vous le payer"(John Pierpont Morgan) ; "Je ne sais pas qui mangera le plus vite son homme: une femme extravagante ou un yacht à vapeur. Mais imaginez un homme qui ait les deux!" (un reporter du World vers 1885); et enfin "Un bateau est un trou dans l'eau, entouré de bois, dans lequel on verse de l'argent" (Anonyme). Dont acte (...)

Je sais peu de choses de Georges Cavard. Il était né à Angoulême en 1907. Il était mécanicien. Il avait couru en Bugatti entre les deux guerres. Il avait monté un garage sur la D.936 Bergerac-Libourne à la sortie de Vélines; au cours d'agrandissements successifs, l'établissement avait pris pas mal d'importance. Georges Cavard y vendait des Panhard (il pris ensuite la concession Toyota, que dirige toujours son fils). A la fin des années 50, avoir un bateau était une conquête sociale, comme une auto, une télévision, une salle de bain ou même des WC à chasse d'eau. En tant que patron d'un des plus gros garages locaux, Mr Cavard aurait sans doute pu s'acheter un Rocca, un Matonnat, ou n'importe lequel de ces dinghies à moteur qui étaient, alors, le signe de l'aisance. Au lieu de cela, il se mit au travail. Pour sa première tentative, il monta un moteur de Panhard sur une coque Arcoa existante -mais le moteur (mal) refroidi par air chauffait. Ensuite, il dessina et construisit avec ses deux fils un petit runabout sympathique, mais pas plus convainquant que ça. En 1960, Georges Cavard décida de fabriquer un nouveau bateau. Il alla au Salon Nautique, et regarda ce qui se faisait de mieux.
Puis il construisit en peuplier (le bois des caisses des fruits cultivés là-bas) plusieurs maquettes qu'il essaya sur une mare en les propulsant avec ce qu'on appelait un "moteur-caoutchouc": un long élastique qu'on tordait, et qui faisait tourner une hélice en se détendant. Il testa de la sorte différentes formes et répartitions des poids. Méthodiquement. Sans vraie culture architecturale, mais avec son bon sens de mécano'. (...) Georges Cavard ne cherchait pas à prédire les performances, mais simplement à valider les formes et vérifier l'angle de poussée de l'hélice pour obtenir une assiette parfaite. Les photos d'époque montrent le succès de cette approche intuitive mais intelligente. La coque étroite (4,65 x 1,32m ) est élancée, avec un pont qui plonge à l'avant pour que le pilote ait une bonne visibilité lorsque le bateau se cabre au démarrage.

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L'un des fils avec leur père en 1960

Les formes en V à l'avant s'évasent progressivement jusqu'à un arrière complètement plat; une fausse quille très marquée, sur toute la longueur, augmente la stabilité directionnelle. C'est un compromis élégant entre la résistance à l'avancement minimale (l'arrière plat) et l'avant affûté garantissant un bon passage dans le clapot serré d'une rivière. Pour remplir ce programme, un homme de l'art n'aurait pas fait mieux -et croit-on vraiment que ceux qui dessinaient à l'époque les bateaux gagnants, les Rocca, les Kirié et les Seyler… avaient suivi des cours d'architecture navale ? Bien sûr que non! Ils travaillaient eux aussi par essais et erreurs, en carburant à l'expérience, au bon sens et à l'intuition.

La construction en contreplaqué sur membrures sciées est exemplaire de ce que peut produire quelqu'un ayant imaginé dans quel sens vont les efforts, sachant ce qu'est la compression et la traction, et sachant se servir de sa tête. La structure est semi-monocoque; le pont et les flancs, courbés au maximum permis par le contreplaqué de bouleau, participent à la rigidité de l'ensemble; le fond est bien quadrillé de renforts à l'arrière, là où le bateau plane. A part l'épaisseur de bordé en 6mm (!), il n'y a là rien de radical -mais aussi rien d'inutile. C'est une machine spartiate: pas de coussin pour le pilote et son passager, pas de jolies finitions, tout est réduit au strict minimum. Résultat: le bateau pèse quelques 250kg moteur compris,! Georges Cavard voulait un bateau rapide, et il n'a pas fait dans le détail.

Une des maquettes ayant servi à tester le bateau

La coque, comme le plan, fut made in Velines -mais le garagiste et ses fils allèrent plus loin: ils fabriquèrent tout ce qu'ils pouvaient faire eux-mêmes. La prise d'air du capot ? Façonnée dans l'alu d'un pare-choc de Panhard, de même que l'accélérateur. Même l'hélice fut "faite maison", en soudant des pales sur un moyeu. Le gouvernail fut réalisé en tôle pliée rivetée.

Le tableau de bord : un mélange de récupération et de "fait maison".

On récupéra un quatre cylindres Simca "Flash" auquel on greffa un double carburateur Wéber. En guise d'inverseur, les Cavard ouvrirent la boite de vitesses Simca, ôtèrent les pignons qui ne correspondaient pas à la prise directe et à la marche arrière (le poids, le poids!) puis remontèrent le tout. Le manomètre de pression d'huile provient d'une Hotchkiss. Le volant est celui d'une autre Simca, et le réservoir est d'origine oubliée (mais automobile). C'était le triomphe du système D! Du bricolage? Si l'on veut. Mais pas n'importe lequel : avec une économie de moyens redoutable, à coup d'astuces et d'ingéniosité mécanique, l'amateur de Vélines obtenait un rapport poids / puissance de 3,2 kg par cheval, introuvable en standard sur les runabouts d'époque -comme, d'ailleurs, sur les avions de tourisme !

Le Cavard sur la Dordogne dans les années 1960

Le runabout à mi-vitesse : dès que l'on ouvre l'accélérateur, il est amusant comme un kart

Ce résultat remarquable avait un coût: le bateau était spécialisé pour la vitesse en rivière: l'absence d'échangeur (toujours la chasse au poids) empêchait de naviguer en eau salée, qui aurait oxydé les circuits de refroidissement (...) Les deux places, pour le pilote et le passager, étaient chichement comptées; non seulement valait-il mieux être un petit gabarit, mais encore ne fallait-il pas être trop lourd: Pierre Cavard, l'un des fils, embarqua un ami dépassant le quintal, et fit un joli tonneau devant les habitants médusés de Castillon-la-Bataille -l'étroitesse ne pardonnait rien! Entretemps, il avait fallu changer l'hélice "maison", au rendement peu satisfaisant; ce fut la seule mise au point.

En 1961, très peu de bateaux étaient dotés d'une étrave en V si élancée, qui offre un excellent passage dans le petit clapot.

Tant qu'à faire un bateau, on avait aussi fabriqué une remorque avec un essieu de Panhard; la plaque signalétique était peinte directement sur le tableau arrière du bateau (elle y est toujours).

Dans cet équipage, on amena le bateau à Castillon, à Libourne, sur le plan d'eau de Trémollat qui était à l'époque l'un des centres du développement motonautique dans le Sud-Ouest… Cependant, la machine ne participa à aucune compétition: le but était de s'amuser, et la famille Cavard s'amusa une douzaine d'années, jusqu'à ce que d'autres intérêts supplantent celui-là. Georges Cavard restait très fier de son petit runabout verni. C'était son chef d'œuvre!

Il l'exposa dans un des show-rooms du garage. Il y était encore en 1992, lorsqu'un de mes collaborateurs au Conservatoire de la Plaisance de Bordeaux le remarqua. Georges Cavard accepta de nous le prêter, le bateau fut remis extérieurement en état et exposé, avec quelques 70 autres, lors de l'ouverture en juillet 1993.

 

Le runabout juste avant l'ouverture du Conservatoire de la Plaisance de Bordeaux, en 1993

Je reçus bientôt des pages couvertes d'une large écriture tremblotante, celles d'un vieillard de 85 ans qui se morfondait de ne pas avoir son bateau sous ses yeux. "C'est la meilleure chose que j'aie réalisée", écrivait-il. Parfois, il y avait un poème (il y avait même la copie d'une publicité en vers, qu'il avait envoyée à ses clients). C'était touchant, cet attachement d'un homme pour son oeuvre. On lui ramena son bateau après quelques mois… Le vieil homme mourut, je quittai Bordeaux -mais je ne perdis pas de vue ce runabout home-made. Pour pouvoir l'acheter, je me suis lancé dans ce livre; donc, si jamais l'ouvrage vous ennuie, sachez qu'un garagiste d'un patelin perdu du Sud-Ouest y est un peu pour quelque chose!

J'avais quatre raisons d'acquérir de bateau.

D'abord, je me retrouvais plongé jusqu'aux narines dans les problèmes d'homologation de bateaux classiques, et rien de tel que la pratique pour pouvoir parler d'expérience.

Ensuite, ce bateau témoignait d'un moment important de notre histoire, celle de l'apparition durant les années 50 -de l'éruption même!- d'un motonautisme populaire, soutenu par les revues automobiles et les magazines de bricolage comme "Système D" ou "Mécanique populaire". C'est un épisode très mal connu, parce que complètement en marge du yachting habituel, et concernant les passionnés de sports mécaniques et de vitesse. A ce titre, cette "machine - pour - aller - vite - sur - l'eau - douce", conçue et entièrement réalisée par un amateur, garagiste de surcroît, représente un archétype idéal. Le fait que le bateau soit originaire du Sud-Ouest à l'époque où cette région se passionna pour le motonautisme (...) ajoute encore à sa signification historique. De ce point de vue, le programme et la démarche de réalisation sont plus importants, historiquement parlant, que le bateau lui-même.

Cela m'amène à une troisième raison. Je n'ai pas acheté un bateau, mais un ensemble: la remorque d'origine, l'une des maquettes d'essais, l'hélice initiale (avec la facture de la nouvelle), des documents et photos d'époque. Chacun de ces éléments est une pièce du dossier "Cavard", personnage anonyme mais exemplaire d'une période où l'amateur était roi. Plus le dossier est fourni, détaillé, et plus le témoignage est crédible -ce qui augmente sa valeur historique. (...)

Enfin, il y a une quatrième raison, la meilleure: c'est vraiment un très joli bateau, une sorte d'image d'Epinal du runabout sportif. Lorsque la coque fut revernie et réparée (elle s'était pas mal détériorée en quelques années), on l'amèna chez un ami mécanicien; en route, on s'arrêta à une station-service vérifier la pression des pneus; un passant s'émerveilla devant cette petite fusée vernie et s'exclama: "Dites-moi, c'est un Riva, n'est-ce pas?" Là où il se trouve, feu Georges Cavard dû sourire…

 

FINITIONS: JUSQU'OU ALLER ?

Mon intention était de restaurer ce bateau aussi près que possible de l'état d'origine. Première hésitation: les vernis. Le bateau était vernis correctement, sans plus. Malgré mon envie, on s'est donc arrêté à de jolis vernis, sans aller jusqu'au poli miroir. D'autre part, le contreplaqué était entaillé à différents endroits: fallait-il réaliser une réparation invisible, ou au contraire réparer très soigneusement mais de manière visible, pour que l'on voie clairement où s'arrêtent les parties originales et où commencent celles qui ne le sont pas? Comme le total des réparations concernait une douzaine de centimètres carrés, j'ai choisi la seconde solution. J'ai fait installer un extincteur à commande à distance, dont la bouche est dirigée vers le double carburateur; ce n'était pas là à l'origine, mais cet ajout amovible sauvera peut-être un jour le reste du bateau. L'électricité a été refaite à l'identique, et tous les tuyauteries souples ont été remplacées. Enfin, le volant d'origine (que j'ai toujours) tombait en poussière; j'en ai remis un autre de la même origine, mais pas tout à fait identique; si quelqu'un connaît un volant de Simca du milieu des années 50, avec commande de klaxon en forme d'arc chromé parallèle au volant…!

 

 

L'ODEUR DU GRAND FRISSON

Même si je suis un voileux de cœur, je dois reconnaître qu'il est un point au moins où le motonautisme l'emporte en émotion: lors du réveil d'un moteur après trente ou cinquante ans de sommeil. Evidemment, ça ne sent pas la rose -mais peut-être que la Belle au Bois Dormant s'est réveillée avec une haleine d'étable! Donc, après avoir vérifié le faisceau basse-tension et changé la haute-tension, puis lessivé lentement de l'extérieur l'intérieur des cylindres, après avoir vidangé, vidangé encore, et récuré le carbu, et fait un échange standard de pompe à essence et de durites (toutes pièces d'origines!), il vient un moment où… eh bien… yapluka. Le bateau est au fond d'un jardin, sur sa remorque. Dans l'éventualité d'un retour de flamme, un gros chiffon est à portée de main, avec lequel je boucherais l'entrée d'air après avoir actionné l'extincteur. Choke. Contact. Démarreur. Le vieux quatre cylindre bougonne, puis crache un long jet goudronneux. Puis un énorme pet marron. Vroumvroumvroum. Je fais signe à Francis d'arrêter. Précisément dans l'axe du pot d'échappement, il y a le linge de sa femme qui sèche…

 

Le Cavard aujourd'hui

Il est à vendre ; contact : Daniel Charles, PhD - daniel.charles2@wanadoo.fr